Le jeu vidéo doit-il être amusant ?

Aujourd'hui, le jeu vidéo est une industrie florissante et son statut en tant qu'art est toujours débattu, ses détracteurs le relayant la plupart du temps au rang de simple divertissement.
Ainsi, à l'heure où l'on juge avant tout un jeu sur sa capacité à divertir, il serait intéressant de se poser cette question : Le jeu vidéo doit-il être amusant ?


Avant toute chose, il est important de définir les termes que nous allons employer au cours de notre réflexion.
Les deux notions qu'il me semble essentiel d'expliciter ici sont « jeu vidéo » et « amusant ».


Qu'est-ce qu'un jeu vidéo ?


Cette question d'apparence simple est pourtant bien plus compliquée qu'il n'y paraît au premier abord.
En effet, en se posant cette problématique, on tente de définir le terme de « jeu» à partir des œuvres qui le composent, mais alors comment savoir si une œuvre en particulier entre dans cette catégorie ?
Pour cette raison, j'ai décidé de baser ma réflexion sur une définition suffisamment large de ce qu'est un jeu et par extension, un jeu vidéo.
De nombreux auteurs se sont essayés à cet exercice, avec plus ou moins de succès, mais je retiendrais ici la réflexion du Game Designer Jesse Schell qui, dans son ouvrage The Art of Game Design: A Book of Lenses, retiens cette définition :
« A game is a problem-solving activity, approached with a playful attitude » ce qui peut être traduit par : « une activité de résolution de problèmes, approchée avec une attitude joueuse ».


Avec cette définition, on comprend donc que l'attitude avec laquelle on aborde un objet est ce qui lui donne son statut de jeu. De plus, cette définition nous empêche de pouvoir exclure catégoriquement une œuvre du statut de jeu puisqu'elle possède intrinsèquement une notion de subjectivité.


Qu'est ce que l'amusement ?


L'amusement est un concept difficile à saisir. Il s'éloigne du simple plaisir puisqu'il implique une notion de légèreté, une notion de divertissement. L'amusement est donc agréable mais frivole et nous permet de nous divertir (détourner) des sujets sérieux qui nous préoccupent.


Dans les Pensées, Pascal donne au divertissement une signification tragique en y voyant la façon dont l’homme se détourne de la réalité de sa condition de mortel. Selon lui, c'est donc l'ensemble de l'activité humaine qui appartient au domaine du divertissement.


Cependant, la notion d'amusement (ou de fun) tel qu'on l'entend aujourd'hui est très attachée à la notion de plaisir, d'agréable. C'est donc cette définition plus restreinte que nous retiendrons lors de notre réflexion.


Le jeu vidéo en tant que divertissement

Nier le lien qu'entretien le jeu vidéo et l'amusement serait, bien entendu, une erreur. En effet, le jeu vidéo, au même titre que le cinéma, est une industrie reposant sur le concept de divertissement.
Ainsi, la majeure partie de la production vidéo ludique – ou tout du moins, la partie la plus visible et la plus connue – est conçue dans le but d'être amusante. Le simple fait de se poser la question qui nous intéresse ici est une preuve de ce constat.


Mais ce bilan n'est pas pour autant péjoratif. On peut faire parti du divertissement sans être un simple divertissement, être amusant sans être simplement amusant. Au cours de cette décennie, les jeux vidéo sont devenus de plus en plus complexes et variés.
Ainsi, certains jeux cherchent à nous faire expérimenter diverses choses, à nous faire réfléchir, à nous émouvoir et ne se cantonnent pas à leur simple utilité d'amusement.


Cependant, l'amusement semble rester une contrainte forte dans le processus de création d'un jeu vidéo. Et c'est souvent à raison que cette règle est imposée puisque, pour être appréciés beaucoup de jeux se doivent d'être engageants.


Life’s a bitch simulator, justwalkingism, vers la définition d'un mouvement artistique ?

Depuis quelques années, on voit déferler dans la sphère indépendante et en particulier dans la sphère expérimentale (Le pendant vidéo ludique de l'art et essai) des jeux qui tendent à s'affranchir de cette contrainte de l'amusement.


Ainsi, au début des années 2010 sortent plusieurs jeux qui bien que très différents peuvent être rapprochés :Cart Life, Papers, please, Euro Truck Simulator, Proteus et bien d'autres.


Pierre Corbinais dans son article OUJEDICO: Le Life’s a bitchsimulator, défini un genre à part entière et le décrit ainsi :


“Le Life’s a bitch simulator (abrégé LabSim) simule la vraie vie, celle de monsieur tout le monde, et donc bien souvent l’exercice d’un métier banal, d’un boulot tiède, d’un labeur rance, de quelque chose dont vous n’avez sans doute jamais rêvé enfant. Quand la plupart des simulateurs se veulent amusants, addictifs ou instructifs, le LabSim ne cherche qu’à nous faire ressentir le poids du quotidien, ses petits moments de joie et ses longs moments de frustration et d’ennui.”


On voit donc ici l'émergence d'une démarche de la part de certains auteurs de s'affranchir de cette contrainte afin de souligner le propos de leurs œuvres.


Mais Proteus, cité plus haut, n'appartient pas à ce sous-genre puisqu'il s'agit de ce qui est parfois appelé un “walking simulator”. Un genre qui s'est lui aussi beaucoup développé au cours des dernières années (bien qu'on puisse remonter à des jeux comme LSD : Dream Simulator sorti sur PlayStation en 1998), donnant naissance à des jeux mettant en scène un gameplay plus ou moins complexe.
Lorsque Journey ou The stanley parable nous proposent des choix et des interactions, d'autres jeux comme Proteus, Bernband ou, plus récemment, The graveyard ne nous autorisent qu'a marcher.


Dans deux articles Art movements in video games, Justwalkingism (en) et Des jeux vidéo où il faut juste marcher ? Promis juré, c’est trépidant (fr), Oscar Barda tente de définir ces jeux comme faisant parti d'un même mouvement artistique qu'il nomme “Justwalkingism” (ou “Justemarchisme” en français).
Il fait alors le constat suivant :


“Dans le jeu vidéo aussi, la poursuite délibérée du « fun » et du divertissement immédiat ralentit les évolutions du média. L’on sacrifiera chaque temps d’attente, chaque entre-deux à une gratification instantanée de peur d’ennuyer le joueur.”


La démarche est intéressante, mais la définition d'un mouvement tel que le “Justwalkingism” est, à mes yeux, trop limitée puisqu'il est caractérisé par le gameplay et qu'il s'agit donc plutôt d'un genre (on peut aussi alors parler de “Voidscape”).


Cependant, je pense qu'un mouvement artistique propre au jeu vidéo et regroupant tous ces jeux peut être défini. Il se caractériserait alors par la remise en cause de cette poursuite impérieuse de l'amusement ainsi qu'une prise de conscience sur l’intention de l’auteur.


On pourrait donc rassembler dans ce même courant des jeux au genre très différent comme le fameux Mountain de David O'Reilly (ou l'intriguant Everything du même auteur, qui devrait sortir prochainement), l'une d'elle de Pierre Corbinais (qui traite des violences faites aux femmes avec très peu d'interactivité) et d’innombrables jeux expérimentaux et « inclassables ».


La définition formelle de ce mouvement que j'appellerai “No Fun” représente, selon moi, un intérêt certain puisqu'en analysant un jeu par le prisme de son appartenance à un tel mouvement, on pourrait alors se questionner sur la réelle intention de l'auteur et sur l'essence même de l’œuvre plutôt que sur sa capacité à divertir.


Bien entendu, un jeu appartement au mouvement « No Fun » peut très bien être amusant, puisque l'amusement est quelque chose de profondément subjectif (une activité peut être amusante à mes yeux, et paraître ennuyeuse à quelqu'un d'autre). Mais la différence primordiale est qu'ici, ce « fun » n'est pas recherché par le créateur, sa vision n'est pas sacrifiée au profit de mécaniques amusantes.


Toutes ces œuvres se retrouvent régulièrement au cœur d'un sempiternel débat : Peut on encore les considérer comme des jeux ?


Comme précisé plus haut, j'ai choisi une définition de « jeu » volontairement large : « une activité de résolution de problèmes, approchée avec une attitude joueuse ». Et on peut très bien définir des jeux comme Mountain ainsi, puisque le simple fait de se poser la question « Qu'est ce que ça fait de jouer une montagne ? » est un problème qui trouve sa solution dans la patience et la contemplation.
Bien sûr, cette opinion est loin d'être une vérité objective et elle est sujette à débat. Mais c'est justement une autre fonction que l'on peut trouver au mouvement No Fun : En remettant en cause une notion quasi indissociable du jeu vidéo, on questionne alors l'essence même de ce medium.


Bibliographie :


Justwalkingism :




Définition du voidscape :


Make Something Horrible, une Game Jam humoristique qui, sans le vouloir, s'inscrit dans le mouvement No Fun :


Schell, Jesse. 2008. The Art Of Game Design : A Book Of Lenses. Morgan Kaufmann Publishers, 489 p.

Aucun commentaire :

Enregistrer un commentaire

Copyright © 2013 Faraday Cage